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PERSPECTIVE NARRATIVE  - 1ère partie

J'ai inventé cette notion de "perspective narrative" sur la base d'observations concrètes de perspectives peintes pendant de la Renaissance. L'historien de l'art Daniel Arasse avait eu l'intuition de cette technique picturale qu'il nommait le désordre incommensurable de la perspective (1) sans toutefois apporter d'éléments tangibles de démonstration (à ma connaissance).

Anne Steinberg-Viéville (2) parle d'une perspective débridée, faite d'erreurs volontaires de construction de la perspective.

Sophie Guidon au Louvre (3) avance l'idée que les peintres jouent avec la perspective comme dans les "Noces de Cana" de Véronèse, mais en se basant sur un tracé qui n'est pas juste.

En fait de désordre incommensurable, ou de perspective débridée, il est possible de recomposer, mesurer et retrouver précisément l'idée originelle des compositions méticuleuses de perspective narrative.

Cette perspepctive spécifique comprenait non pas un seul point de fuite, mais bien deux, trois, voire quatre points de fuite, comme sur "La Vierge à l'enfant" de Botticelli ci-dessous.

Botticelli - Vierge à l'enfant - Petit

Botticelli - Vierge à l'enfant - Petit Palais Avignon - Les traits de quatre couleurs différentes montrent quatre points focales déterminant quatre lignes d'horizon - Photo & tracés©guymauchamp

Avec ces perspectives multi-focales, le propos délibéré des peintres est de créer une sensation congruente avec le thème de l'œuvre afin de donner à apercevoir l'inénarrable, le mystère, le miracle.

C'est pourquoi cette philosophie pratique de la perspective narrative se retrouve principalement dans les œuvres religieuses. 

Pourquoi la perspective narrative n'est-elle pas connue, ni vue ? (à mon sens !) 

En premier lieu il faut avoir à l'esprit un avertissement liminaire qui est habituel chez les archéologues :

en l'absence de connaissance préalable et sans modélisation, on ne sait pas ce qu'il faut rechercher !

Précisément, les connaissances qui manquaient sont celles de la technique pour retrouver la perspective narrative et la connaissance des règles de composition des peintres.

C'est pourquoi les chercheurs qui travaillaient sur les tableaux anciens pour en dégager les techniques de perspective sont quelquefois victimes d'un phénomène courant d'auto-illusion. En effet, en ayant en tête que les lignes de fuite partent théoriquement d'un seul point focal, ces personnes  regroupent dans leurs reconstitutions à rebours toutes les lignes de fuite sur un seul point qu'ils ont en fait imaginé. Le regroupement des lignes de fuite sur un seul point est effectué sans vérifier s'il correspond précisément aux réelles lignes de perspective visibles dans le tableau. 

Dans le cas de la perspective narrative, c'est-à-dire multi-focale, c'est par manque de précision et de vérification dans leurs tracés que certains chercheurs en art se fourvoient dans une mauvaise direction.

En effet, les tracés de composition des peintres de la renaissance sont le plus souvent très précis et rigoureux.

Les peintres de la Renaissance jouent entre l'illusion parfaite d'un rendu de l'espace avec sa perspective mono-focale

et une perspective non parfaite techniquement mais qui offre au regard une aperception, un mystère sensible .

Comment définir la perspective narrative ?

Il s'agit bien, avec la perspective multi-focale, d'une aperception et non d'une perception. L'illusion d'un espace réel rendue grâce à la perspective linéaire mono-focale est habituellement bien perçue par le spectateur. En revanche, le bouleversement perceptif créé par la perspective multi-focale ne permet pas de recomposer l'illusion d'un espace normal en trois dimensions.

Le regard porté sur une œuvre en perspective narrative induit une aperception subtile, au delà du mental, 

et qui demande une écoute fine des sensations qu'elle induit.  

Comment dégager les tracés réels de perspective  ?

La méthode pour réellement retrouver les tracés de perspective d'une œuvre est simple :

Il faut tracer chaque ligne de fuite en aveugle !

C'est avec un ordinateur que l'on peut facilement tracer chacune des lignes de fuite l'une après l'autre sans laisser apparaitre celles que l'on vient de dessiner. N'ayant ainsi pas de repère visuel quant à un croisement de ligne, il est plus facile de tracer rigoureusement chacune d'elles sans être influencé. Les traits doivent être le plus fin possible et laisser voir la ligne de perspective peinte. 

Ce n'est qu'à la fin des tracés que l'on découvre en affichant toutes les lignes de fuite si elles se croisent en un seul point ou non. 

Voyons concrètement cette méthode avec l'Annonciation de Raphaël - 1504 - Vatican.

Capture d’écran 2019-12-04 à 14.23.17.pn

Tracé d'une première ligne de fuite que l'on cache ensuite...

Capture d’écran 2019-12-05 à 13.27.40.pn

jusqu'à laisser apparaître toutes les lignes de fuites du sol...

Capture d’écran 2019-12-04 à 14.36.12.pn

...pour en dessiner autre sans voir la première. Et ainsi de suite, 

Raphael, Annonciation, ligne de fuite "terre"

...ce qui permet de déterminer une ligne d'horizon.

Ces lignes de fuite du sol (en vert) sont mono-focales, elles se rejoignent en un point central, ce qui permet de déterminer une ligne d'horizon.

Le même travail méticuleux se poursuit pour les lignes du ciel, en cachant les lignes de fuite du sol.

Capture d’écran 2019-12-05 à 13.51.23.pn

Tracé d'une première ligne de fuite en hauteur...

Raphael, Annonciation, ligne de fuite "ciel"

...idem comme pour les lignes du sol, tracées en aveugle des autres lignes de fuite...

Raphaël - Annonciaton - Lignes de fuite de la perspective.

Lorsqu'on fait apparaître les lignes de fuite, un point focal central se précise et permet de définir une ligne d'horizon... Sauf que deux lignes des fuites au sol se dérobent à cette technique conventionnelle : les deux lignes de fuite située sous Gabriel (lignes en rose ci-dessous).

Ces deux lignes sont différentes de toutes les autres car elles fonctionnent avec la première règle de composition : pointer l'œil et le bout de l'aile de la colombe envoyée par Dieu ainsi que les doigts de Gabriel. Il y a même ce que j'appelle un marqueur sur une pointe du vêtement de Gabriel (voir la flèche rouge) qui indique l'importance de cette ligne narrative.

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Raphaël - Annonciation - Les lignes de fuite spirituelles pointent la colombe.

Ces lignes roses sont porteuses d'un message différent de celle de la technique de perspective mono-focale. La technique de la perspective linéaire situe la scène dans un espace humain, une représentation de même nature que celle du spectateur. En revanche, les lignes d'exception en rose en pointant la colombe, parlent d'une autre dimension, un message divin incommensurable, l'Esprit Saint annoncé par Gabriel et qui descend en Marie.

Le croisement des lignes roses permet de définir une deuxième ligne d'horizon que je propose de nommer ligne d'horizon spirituelle.

Il est intéressant d'observer la relation de ces deux lignes d'horizon avec l'ensemble de la scène et la composition :

Raphaël - Annonciation - Perspective avec une ligne horizon terrestre et une ligne horizon spirituelle.

Les deux points de fuite sont placés au centre de la colonne symbolisant le Christ selon l'iconographie chrétienne (4). Ce pilier entre le sol et le toit est symboliquement le lien entre la terre et le ciel et de la même façon, les deux points de fuite représentent, au centre de cette colonne, la symbolique terrestre de cette scène et la symbolique céleste de l'Annonciation. La ligne d'horizon spirituelle limite le sommet des montagnes, Dieu et sa colombe sont au-dessus, dans l'espace incommensurable.

La grille harmonique des médianes (5) indique ce qui ne se distinguait guère auparavant : cette colonne centrale n'est pas placée exactement au centre géométrique du format. Ce procédé, assez courant dans les compositions religieuses, indique que la dimension terrestre n'est jamais parfaite, et a besoin d'une autre dimension pour trouver son équilibre, sa complétude.

Enfin pour terminer avec cette composition limpide de Raphaël, vérifions encore si ces tracés recomposés ne sont pas le fruit de mon imagination. Pour cela je dispose des autres règles et techniques de composition pour installer une congruence :

Raphaël - Annonciation - Deux lignes d'horizon et médianes congruentes avec les mesures dorées et la ligne de regard de Dieu

Les mesures dorées (6) sont présentes ici en jaune.  De façon très claire, comme souvent dans les compositions de Raphaël, on constate que le rapport doré rythme la composition avec la médiane et les deux lignes d'horizon, et également dans les gestes symboliques de Dieu et Marie.

 

La mesure entre la ligne terrestre et la ligne spirituelle, de valeur 1,  est celle de la colombe et de la distance entre l'index pointé au ciel de Marie et son œil.

La mesure entre l'index pointé au ciel par Dieu et son œil est celle de Phi, soit 0,618 = le nombre d'or.

La mesure entre la ligne terrestre et la médiane est de 1 + Phi

La mesure entre la médiane et la base de la colonne christique est de 2 + Phi.

La présence de ces mesures dorées et leur affectation dans la composition sont tout à fait congruentes avec le thème de l'Annonciation.

Enfin, la ligne de regard (7) de l'âme de Dieu (en rouge) pointe l'œil de sa colombe et un angle préférentiel de regard à 45° (en orange) pointe la ligne d'horizon spirituelle sur le bord du format.

Là encore, la technique des lignes de regard est congruente avec le thème de l'Annonciation et confirme les précédents tracés de cette démonstration de perspective narrative.

1 : Daniel Arasse - L'Annonciation italienne ; une histoire de perspective - 2010 - Hazan, Paris,

2 : La vidéo du Louvre montre des points de fuite de la "Noce de Cana" de Véronèse qui ne sont pas justes. Il n'y a pas en fait de ligne d'horizon, pas même de point de fuite dans cette perspective empirique. Voir https://www.youtube.com/watch?v=amKBxGfbNHg

3 : https://www.louvre.fr/clefanalyses/representer-l-espace-avec-la-perspective#tabs

4 : Depuis le IX ème siècle, la colonne apparait comme un des symboles connus du Christ : Columna est Christus, "le Christ est une colonne". La colonne comme lien entre terre et ciel, symbole de l'éternel en tant qu'il est déjà là.

5 : voir le chapitre des Grilles harmonique, technique de composition

6 : voir le chapitre des Mesures dorées, règle de composition 

7 : voir le chapitre des Lignes de regard, règle de composition

La suite de la perspective narrative :

Cette première approche n'est qu'un aperçu des différents aspects de la perspective narrative.

Pour découvrir la suite avec Fra ANGELICO et Paolo UCCELLO, rendez-vous à la page :

Perspective narrative 2ème partie

Travail protégé par un copyright ©guymauchamp U79J1B9 et un dépôt à la SGDL Paris.

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